Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Les Pauvres Gens
Traduction Marc Chapiro
(1845)
Oh! ces narrateurs, ces écrivains! Au lieu de raconter quelque chose d'utile, d'agréable, de réconfortant, ils nous dévoilent tous les secrets et les misères de l'existence terrestre!… Moi, je leur aurais interdit d'écrire! Songez donc: À quoi cela mène-t-il? On lit… et involontairement on se met à réfléchir – et voilà que toutes sortes d'idées abracadabrantes vous viennent à la tête. Non vraiment, je leur aurais interdit d'écrire. Je leur aurais tout bonnement interdit de publier quoi que ce soit.
Prince V. F. ODOIEVSKI.
8 avril.
Chère Varvara Alexéievna,
inestimable amie!
J'étais heureux hier, immensément heureux, je débordais de bonheur! Une fois dans votre vie du moins, petite têtue que vous êtes, vous avez consenti à faire ce que je vous demandais. Hier soir donc, je me réveille à huit heures environ (vous savez, petite mère, que j'aime sommeiller une heure ou deux en rentrant de mon travail), j'allume la bougie, je prépare du papier, je taille une plume, et voici que par hasard je lève la tête – vrai, mon cœur s'est mis à battre dans ma poitrine, si vite, si vite! Vous aviez donc compris ce que je désirais, ce que souhaitait mon pauvre cœur. Je venais de remarquer que vous aviez tiré un coin du rideau de votre fenêtre et l'aviez fixé au pot de la balsamine, exactement comme je vous l'avais indirectement suggéré l'autre fois. J'ai même cru apercevoir, à ce moment, votre charmant visage derrière la fenêtre, comme si vous me regardiez de votre chambre, comme si vous pensiez à moi.
Quelle déception ce fut pour moi, mon petit ange, de ne pouvoir distinguer nettement les traits de votre délicieux visage! Il fut un temps où j'avais bonne vue moi aussi, ma petite mère. Il est triste de vieillir, ma bien douce amie! En cette minute par exemple, je vois trouble. Il suffit que je travaille un peu le soir, que j'écrive quelques lignes et le lendemain matin mes yeux sont rouges, les larmes coulent, j'ai presque honte de me montrer en public. Mais votre sourire, votre adorable petit sourire, je l'ai vu dans mon imagination, mon ange, et ce fut comme une lumière dans mon âme. Et dans mon cœur, j'ai ressenti la même émotion que le jour où je vous ai embrassée, Varinka, vous en souvenez-vous, mon cher ange? J'ai même cru, savez-vous, ma très chère, que vous me menaciez du doigt derrière votre fenêtre! Est-ce bien exact, petite sotte? Il faut absolument que vous me racontiez tout cela en détail dans votre lettre.Là, que pensez-vous de notre trouvaille au sujet du rideau de votre fenêtre, Varinka? N'était-ce pas une idée délicieuse, en vérité? Quand je serai en train de travailler, ou quand je me coucherai, et en me réveillant aussi, je saurai immédiatement que vous pensez à moi, que vous ne m'avez pas oublié et que vous êtes vous-même en bonne santé et d'humeur excellente. Quand vous baisserez le rideau, je saurai que cela signifie: «Adieu, Makar Alexéievitch, il est temps de dormir maintenant. » Vous lèverez le rideau, et je comprendrai: «Bonjour, Makar Alexéievitch, avez-vous bien dormi?» Ou bien: «Comment vous sentez-vous aujourd'hui, Makar Alexéievitch? Quant à moi, je suis, grâce à Dieu, bien portante et tout va bien chez moi. » Voyez, ma chère âme, comme ce fut bien imaginé. Pas besoin d'écrire pour nous parler! C'est ingénieux, n'est-ce pas? Et ce fut mon idée, mon idée à moi! Reconnaissez que je suis habile en ces choses, ne le trouvez-vous pas, Varvara Alexéievna?