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Читать онлайн «Isabelle»

Автор Андре Жид

– Allons-nous en, fit-il. J’ai besoin de respirer un autre air.

Sitôt dehors il s’excusa de ne pouvoir nous accompagner: il connaissait quelqu’un dans les environs, dont il voulait aller prendre des nouvelles. Comprenant au ton de sa voix qu’il serait indiscret de le suivre, nous rentrâmes seuls, Jammes et moi, à La R. où Gérard nous rejoignit dans la soirée.

– Cher ami, lui dit bientôt Jammes, apprenez que je suis résolu à ne plus raconter la moindre histoire, que vous ne nous ayez sorti celle qu’on voit qui vous tient au cœur.

Or les récits de Jammes faisaient les délices de nos veillées.

– Je vous raconterais volontiers le roman dont la maison que vous vîtes tantôt fut le théâtre, commença Gérard, mais outre que je ne sus le découvrir, ou le reconstituer, qu’en dépouillant chaque événement de l’attrait énigmatique dont ma curiosité le revêtait naguère…

– Apportez à votre récit tout le désordre qu’il vous plaira, reprit Jammes.

– Pourquoi chercher à recomposer les faits selon leur ordre chronologique, dis-je; que ne nous les présentez-vous comme vous les avez découverts?

– Vous permettrez alors que je parle beaucoup de moi, dit Gérard.

– Chacun de nous fait-il jamais rien d’autre! repartit Jammes.

C’est le récit de Gérard que voici.

I

J’ai presque peine à comprendre aujourd’hui l’impatience qui m’élançait alors vers la vie. À vingt-cinq ans je n’en connaissais rien à peu près, que par les livres; et c’est pourquoi sans doute je me croyais romancier; car j’ignorais encore avec quelle malignité les événements dérobent à nos yeux le côté par où ils nous intéressaient davantage, et combien peu de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer.

Je préparais alors, en vue de mon doctorat, une thèse sur la chronologie des sermons de Bossuet; non que je fusse particulièrement attiré par l’éloquence de la chaire: j’avais choisi ce sujet par révérence pour mon vieux maître Albert Desnos, dont l’importante Vie de Bossuet achevait précisément de paraître. Aussitôt qu’il connut mon projet d’études, M. Desnos s’offrit à m’en faciliter les abords.

Un de ses plus anciens amis, Benjamin Floche, membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, possédait divers documents qui sans doute pourraient me servir; en particulier une Bible couverte d’annotations de la main même de Bossuet. M. Floche s’était retiré depuis une quinzaine d’années à la Quartfourche, qu’on appelait plus communément: le Carrefour, propriété de famille aux environs de Pont-l’Évêque, dont il ne bougeait plus, où il se ferait un plaisir de me recevoir et de mettre à ma disposition ses papiers, sa bibliothèque et son érudition que M. Desnos me disait être inépuisable.

Entre M. Desnos et M. Floche des lettres furent échangées. Les documents s’annoncèrent plus nombreux que ne me l’avait d’abord fait espérer mon maître; il ne fut bientôt plus question d’une simple visite: c’est un séjour au château de la Quartfourche que, sur la recommandation de M. Desnos, l’amabilité de M. Floche me proposait. Bien que sans enfant, M. et Madame Floche n’y vivaient pas seuls: quelques mots inconsidérés de M. Desnos, dont mon imagination s’empara, me firent espérer de trouver là-bas une société avenante, qui tout aussitôt m’attira plus que les documents poudreux du Grand Siècle; déjà ma thèse n’était plus qu’un prétexte; j’entrais dans ce château non plus en scolar, mais en Nejdanof, en Valmont; déjà je le peuplais d’aventures. La Quartfourche! je répétais ce nom mystérieux: c’est ici, pensais-je, qu’Hercule hésite… Je sais de reste ce qui l’attend sur le sentier de la vertu; mais l’autre route?… l’autre route…