Читать онлайн «Les ecureuils de Central Park sont tristes le lundi»

Автор Катрин Панколь

 

Elle prit le verre qu’il lui tendait, l’éleva vers lui pour trinquer et s’éloigna en tanguant dans la foule des invités. C’est bien ma chance ! Un Français ! Hideux et transpirant. Tenue obligatoire : pantalon noir, chemise blanche, pas de bijoux, les cheveux plaqués en arrière. Payé cinq livres de l’heure et traité en chien galeux. Un étudiant qui se fait de l’argent de poche ou un fauché qui a fui les trente-cinq heures pour gagner plein de blé. J’ai le choix. Le seul problème, c’est qu’il m’intéresse pas. Pas du tout. C’est pas pour lui que j’investirais dans une paire de pompes à trois cents euros ! Même pas que j’achète les lacets !

Elle faillit glisser, se rattrapa de justesse, retourna sa chaussure, constata qu’un chewing-gum rose couronnait le bout du talon en bakélite mauve de son escarpin en crocodile rouge.

— Manquait plus que ça ! s’exclama-t-elle. Mes Dior toutes neuves !

Elle avait jeûné cinq jours pour les acheter. Et dessiné une dizaine de boutonnières pour sa copine Laura.

J’ai compris, c’est pas ma soirée. Je vais rentrer me coucher avant que les mots « Reine des pommes » ne s’impriment sur mon front. Qu’est-ce qu’il avait dit déjà ? Tu vas chez Sybil Garson samedi soir ? Grosse, grosse fête. On pourrait se retrouver là-bas. Elle avait fait la moue, mais noté la date et l’expression.

Se retrouver signifie repartir ensemble bras dessus bras dessous. Ça valait le coup d’y réfléchir. Elle avait failli dire et tu y vas seul ou avec la Peste ?, s’était reprise à temps – surtout ne pas reconnaître l’existence de Charlotte Bradsburry, l’ignorer, l’ignorer – et avait commencé à supputer les moyens de se faire inviter. Sybil Garson, icône des journaux people, Anglaise de haute lignée, naturellement élégante, naturellement arrogante, n’invitant chez elle aucune créature étrangère – encore moins française – à moins qu’elle ne s’appelle Charlotte Gainsbourg, Juliette Binoche ou ne traîne dans son sillage le somptueux Johnny Depp. Moi, Hortense Cortès, plébéienne, inconnue, pauvre et française, je n’ai aucune chance. Ou j’enfile le tablier blanc de l’extra et passe les saucisses. Plutôt périr !

Il avait dit on se retrouve là-bas. Le « on » signifiait bien lui et moi, moi et lui, moi, Hortense Cortès et lui, Gary Ward. Le « on » supposait que miss Bradsburry n’était plus d’actualité. Miss Charlotte Bradsburry avait été renvoyée ou s’était fait la belle. Qu’importe ! Une chose paraissait certaine : la voie était libre. À elle de jouer. À Hortense Cortès, les soirées londoniennes, les boîtes et les musées, le salon de la Tate Modern, la table près de la fenêtre au restaurant du Design Museum avec vue plongeante sur la Tour de Londres, les week-ends dans des manoirs somptueux, les corgis de la reine qui lui lèchent les doigts au château de Windsor et le scone aux raisins accompagné de confiture de thé et de clotted cream, qu’elle grignoterait près du feu sous un Turner un peu passé en soulevant délicatement sa tasse de thé… Et on ne le mange pas n’importe comment le scone anglais ! Tranché en deux dans le sens de la largeur, tartiné de crème et tenu entre le pouce et l’index. Sinon, d’après Laura, on embrassait le statut de plouc.